L’activiste et travailleur social ivoirien Mamadou Kouassi arrivé en Italie il y a plus de quinze ans, a été l’un des migrants qui a inspiré l’histoire du film "Moi, Capitaine" du réalisateur Italien Matteo Garrone. Le long-métrage retrace le parcours de deux adolescents, Seydou et Moussa, qui quittent Dakar en quête d’un destin fabuleux en Europe. Entretien.
Vous revenez de longues semaines passées aux États-Unis pour faire la promotion du film "Moi, Capitaine", qui a été nominé aux Oscars. Comment avez-vous vécu cette expérience de l’autre côté de l’Atlantique ?
Mamadou Kouassi : Ça a été très intense, car pour les Oscars, il a fallu faire une campagne de promotion, beaucoup d’interviews et faire parler du film afin d’essayer de gagner la statuette (sourire). L’objectif principal n’était pas de gagner, mais de mettre plus de lumière sur la question des migrants et des réfugiés.
Le film concourait dans la catégorie "Meilleur film international" pour les Oscars 2024. La statuette fut finalement remportée par "La zone d'intérêt" de Jonathan Glazer.
On a eu le soutien de beaucoup de célébrités qui sont venues voir notre film, comme Whoopi Goldberg par exemple, et des soutiens très touchants de personnes issues des diverses diasporas, dont les Africains basés aux États-Unis. Ça a été une belle parenthèse, j’ai fait plein de supers rencontres.
C’était important de faire tout cela pour que le film replace la question des réfugiés au sein du débat public. C’est une lutte de tous les instants.
Vous êtes né en Côte d’Ivoire, dans un village. Comment viviez-vous avant de décider de partir du pays ?
Mon parcours de vie démarre à Damé, dans l’est du pays, pas loin de la frontière avec le Ghana. J’ai grandi avec beaucoup d’Ivoiriens mais aussi beaucoup de Ghanéens car nous étions à côté de la frontière.
Je jouais au football durant ma jeunesse, mais j’allais aussi à l’école et j’aidais mes parents qui travaillaient la terre car on était pauvres. Mon père travaillait sur les plantations de café et de cacao, c’était dur, mais on devait le faire pour aider la famille. Avec mon cousin Emmanuel, au fur et à mesure que l’on grandissait, on commençait à parler de quitter le pays, de partir ailleurs, un peu à l’aventure.
On rêvait d’Europe, de jouer au football et devenir professionnels et d'aider nos familles. On était des jeunes qui rêvions d’une vie meilleure, on voulait atteindre l’Europe coûte que coûte. À 16 ans, on a commencé à travailler pour mettre de l’argent de côté, obtenir un passeport et tenter d’avoir un visa, mais le contexte était très difficile à ce moment-là. On entendait que beaucoup de gens faisaient des demandes, mais qu'aucune n’aboutissait.
On a ensuite su que certaines personnes remontaient le continent en passant par le désert pour aller en Europe. C’était notre porte de sortie si je puis dire. Autour de nous, on nous a aussi poussés à partir. On avait aucune notion du danger ou de ce qui pouvait nous arriver sur ce trajet jusqu’en Europe.
À 17 ans, vous partez donc de Côte d’Ivoire avec l’idée d’arriver en Europe…
Oui, on est parti de chez nous pour aller tout d’abord au Ghana. De l’est du pays, on est remonté en camion et en bus jusqu’au nord, à la frontière avec le Burkina Faso. Puis on est arrivé au Niger, et là, on a été questionné par la police. Je leur ai dit que j’allais à Niamey pour essayer de jouer au football et de gagner ma vie, et j’avais mes chaussures de foot et toutes mes affaires qui le prouvaient. On nous a laissés tranquille, mais on a du aussi donner de l’argent en partant pour récupérer nos affaires.
Arrivés à Niamey, des gens nous ont approchés pour nous demander si on voulait aller en Libye. On a accepté, on est arrivé à Arlit, puis on a été réunis dans une maison par des passeurs pour savoir comment le voyage allait se passer. On a du payer beaucoup d’argent, environ 500 dollars par personne.
Toutes les deux heures, le chauffeur s’arrêtait pour nous demander de l’argent, et nous vendre de l’eau et de la nourriture. On n’avait pas le choix. Le voyage était lent, et on était à la merci de l’humeur du chauffeur. Durant deux semaines, ça a été l’enfer. Il faisait une chaleur folle. Un jour, plus personne n’avait d’argent ils nous a dit : "C’est là que mon travail s’arrête. Marchez droit devant et dans deux semaines, vous serez en ville en Libye". On était 28 personnes, à bout, assoiffés et complètement dépités.
Le calvaire s’est poursuivi...
En Libye, c’est tragique, on touche le fond. On voit la mort de près, on voit des gens mourir chaque jour, c’est l’enfer sur terre. On croise des brigands qui nous attaquent, qui violent des femmes, qui vous forcent à boire des choses pour vomir ou avoir la diarrhée pour voir si vous n’avez rien caché dans votre anus. C’est un vrai calvaire. Si on refuse, on nous tire dessus.
À mi-parcours, j'ai été séparé de mon cousin. J’ai été mis en prison, et je n’avais plus de nouvelles d'Emmanuel. J’étais au fond du trou, désespéré. Je voyais mes rêves s’écrouler. Je voyais des gens se faire torturer en prison, on me disait que si je trouvais de l’argent je pouvais partir, mais je n’avais aucun moyen de contacter ma famille.
Puis un jour, une personne un peu plus âgée que moi qui était là depuis plus longtemps que moi m’a dit : "Il y a des gens qui viennent et peuvent t’acheter pour travailler pour eux". On nous traitait comme des esclaves, c’était fou. J’étais désespéré, je n’arrêtais pas de penser à mon cousin, je voulais savoir s'il était toujours en vie.
Un matin, cette personne un peu plus âgée a dit aux gardes que je pouvais aller travailler et faire de la maçonnerie avec lui, que j’avais du talent. Il m’a sauvé la vie.
Après huit mois, je suis allé travailler sur des chantiers. Je voulais gagner de l’argent pour fuir, pour survivre, pour aussi tenter de retrouver mon cousin.
Avez-vous retrouvé votre cousin? Et comment avez-vous quitté la Libye?
Oui, je l’ai retrouvé un an et demi après notre arrivée en Libye. C’était un soulagement énorme, une grande joie. J’ai retrouvé l’espoir. On a bossé ensemble sur des chantiers à Tripoli. J’ai passé trois ans en Libye et j’ai été mis en prison quatre fois.
À chaque fois, on doit payer une caution, qui coute 300, 400 dollars. On économise pour partir, mais on se fait prendre notre argent quasiment en permanence.
Pendant trois ans, je me sentais persécuté, car on me traitait comme un animal.
On a commencé à contacter des passeurs, et on avait peur de l’eau, de la mer, et de mourir noyé en Méditerranée. Je ne savais pas nager.
On échangeait nos numéros avec des personnes qui partaient, et ce silence, cette attente de savoir si ces gens avaient réussi la traversée, c'était très pesant. Le plus souvent, on n’avait aucune nouvelle. Les passeurs nous disaient juste : "Ce bateau a coulé, tout le monde est mort, noyé", avec une froideur troublante. On était pétrifié avec mon cousin.
Un jour de novembre 2008, j'ai pris place dans une embarcation et c’était un très jeune migrant qui était à la barre. On était tous terrifié, mais les passeurs nous ont forcés à monter dans le bateau. C’était une embarcation très basique, un espèce de zodiaque. C’était très instable. Après deux jours de navigation, on sentait la mer devenir très agitée, et l’embarcation s’est fendue en deux. Des gens sont morts, mais avec d'autres, on a réussi à rester accrochés à des morceaux de l’embarcation. Des pêcheurs ont signalé notre détresse, et ont contacté les autorités à Lampedusa. Après trois heures dans l'eau, on a été secourus par des membres d’ONG et les autorités italiennes.
En Italie, les difficultés se poursuivent avant que vous puissiez devenir un militant engagé socialement...
A Lampedusa on a été pris en charge par les autorités, et j’y ai passé deux jours avant d'être transféré à Rome. J’ai eu une carte téléphonique à Lampedusa et j’ai appelé ma famille pour leur dire que j’étais vivant. Ça a été un énorme soulagement.
A Rome, cela a été très difficile de trouver un travail, et il a fallu aussi apprendre la langue. J’ai un peu bougé dans le pays, j’ai même pensé à aller en France, mais j’ai décidé de rester en Italie malgré plusieurs menaces d’expulsions du pays. Ce n'était pas évident de régulariser ma situation, car les procédures sont longues et difficiles.
Après Rome, je suis aussi allé à Naples, je me suis installé à Caserte. J’ai travaillé comme ouvrier, puis comme traducteur pour aider d’autres migrants. Je suis maintenant médiateur et travailleur social, engagé pour parler de la cause des migrants et aider à l’amélioration des droits des migrants et l’aide aux réfugiés.
Le film qui a été applaudi par la critique et de nombreuses célébrités comme Brad Pitt en ont dit le plus grand bien. Comment vit-on ce genre de coup de projecteurs si soudain ?
Ça fait plaisir, mais le plus important, c’est que le film parle d’un sujet qui est trop souvent mis de côté. Les réfugiés sont des êtres humains. Des êtres qui doivent être aidés, soutenus, et non pas critiqués et jugés. Les politiques migratoires gouvernementales sont de plus en plus difficiles, on jette la pierre aux migrants, on les critique, on les rend responsables de tous les maux. C’est inhumain, c’est injuste, c’est raciste.
Depuis la sortie du film, on pousse pour qu'il soit utilisé comme outil pédagogique dans les écoles en Italie. Plusieurs régions vont le diffuser dans les classes pour parler et expliquer la situation des migrants aux plus jeunes. Ça, c’est le plus important à mon avis : il faut parler de ce sujet aux jeunes, montrer que l’entraide entre les humains est essentielle, et ne pas diaboliser les migrants.
Ashley
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